Consommation, consumation
Notre monde est fait d’objets qui circulent rapidement et se renouvellent sans cesse. Ces objets ne sont pas faits pour durer, leur obsolescence est même programmée par les fabricants… Les objets se succèdent à grande vitesse dans le flux ininterrompu de la marchandise. Ces objets se consomment. Ils sont produits, utilisés un certain temps et jetés, détruits. Ces objets acquis ont un prix (une valeur d’échange), ils perdent leur valeur parce qu’ils sont mis en concurrence avec d’autres objets. Ils se démodent et deviennent des déchets. Ils se consument.
De tels objets sont produits et consommés dans tous les domaines de la société qu’ils soient utilitaires, culturels, domestiques, ils circulent de la même manière en tant que marchandises ou objets de consommation : dés leur fabrication, ils sont voués à la destruction
Les industries culturelles tels qu’elles ont été définies par Théodor W. Adorno et Max Horkheimer dans La dialectique de la raison , produisent de tels objets : un jeu, un film, un livre, un spectacle, une musique et une installation artistique doivent être consommés dés leur sortie et leur visibilité sous peine de disparaître immédiatement car d’autres objets culturels les concurrencent sur le marché, les poussent en dehors du flux, les démodent et les détruisent. Par exemple, un livre a une visibilité en librairie qui n’excède pas un mois, s’il n’est pas vendu à court terme, il disparaît des rayons et passe au pilon. Un film peut être visible dans très peu de salles et disparaître des écrans au bout d’une semaine. Visible dans très peu de salles à Paris, il est souvent complètement occulté des écrans de province.
Face à cette instabilité, à cette précarité, à ce flux, à cette vitesse, à cette consommation, à cette consumation, à cette production- destruction, à ce mouvement incessant de la marchandise, la culture s’érige comme le garant d’une permanence et d’une certaine immortalité. Dans La crise de la culture Hannah Arendt écrit : « Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel. » Elle ajoute quelques pages plus loin : « Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. »
La culture retire les objets de la circulation marchande grâce à ses institutions publiques que sont les musées et les bibliothèques entre autres. Les tableaux, les objets et les livres sont retirés du flux, conservés, mis à l’abri, protégés de la consommation- consumation qui pourrait détruire leur valeur. Un tableau quand il entre dans un musée est inaliénable, du moins en France. Ils appartiennent, à moins que la loi ne change, au patrimoine d’une ville ou d’un pays. Ils sortent du domaine privé (ou ils ont un prix d’achat et de vente) et entrent dans le domaine public.
La culture est ce qui s’oppose à la consommation et à l’immédiateté. Elle s’enracine dans un passé et une tradition. Une œuvre en rupture par rapport à une tradition se définit contre cette tradition, ce passé qu’elle a assimilé et dépassé… Mais elle n’ignore pas cette tradition qui a constitué sa réflexion et engendré sa critique. Une œuvre ne naît pas ex-nihilo , mais s’appuie toujours sur un passé et une tradition qu’elle remet en cause.
La culture est un héritage qui se transmet. Elle transcende le domaine privé pour produire du commun. Une culture se partage, elle est l’entre-deux, une mise en commun d’œuvre.
Si une œuvre est fabriquée en privé dans le secret d’un atelier par un individu, cette œuvre est destinée à sortir de la sphère privée pour accéder au domaine public où elle est mise en commun, partagée de génération en génération comme objet culturel avec une certaine immortalité. Un livre écrit il y a cent ans est un bien commun qui est sorti de la sphère privée pour entrer dans le domaine public (plus de droit d’auteur). Il n’appartient plus à personne mais tout le monde peut s’en emparer…
Les institutions qui valorisent les objets culturels, qui les conservent et les présentent au public doivent donc constituer des espaces communs à l’abri du monde marchand et de la société de consommation. Ces institutions doivent être publiques et ne doivent pas rechercher le profit et la rentabilité. Jean Clair dans Malaise dans les musées cite le Conseil international des musées (ICOM) : « Les musées sont des institutions permanentes sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouvertes au public. Ils acquièrent, conservent, diffusent et exposent à des fins d’étude, d’éducation et de délectation, les témoignages matériels et immatériels des peuples et de leur environnement. »
Or depuis le début des années 1990, l’Etat et les municipalités se désengagent des musées en créant des EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial) et des EPM (établissement public mutualisé). Ces nouvelles structures ont une plus grande autonomie financière et moins d’argent de l’Etat et des municipalités, ce qui implique une nécessité de rendement, de profit sur un marché de la culture qui met en concurrence ces établissements qui s’ouvrent au privé et participe à une marchandisation de la culture
Une industrie culturelle se développe autour de ces établissements qui entrent en concurrence. Les librairies vendent des objets dérivés. Des cafétérias sont ouvertes dans les musées. Les expositions sont sponsorisées par des grandes marques privées. Les musées louent leurs prestigieuses salles à des entreprises et à des banques. Le Louvre est devenu une marque qui est exportée dans les Émirats. Les expositions sont organisées dans le seul but d’attirer énormément de monde (exposition commerciale et tape à l’œil au détriment d’une valorisation du patrimoine moins accessible au grand public)
La culture est en danger dans ce système libéral qui égalise tout sur le marché et la réduit à une marchandise consommable et jetable par un grand nombre (après la photo prise en courant d’une œuvre et partagée sur facebook ). La frontière entre objet culturel et objet de consommation est de plus en plus floue.
La culture vectrice d’immortalité à travers ses institutions et ses œuvres est menacée, secouée et ébranlée dans ses bases qui avaient fait pendant des siècles la richesse et les lumières de notre pays.
Le ministère de la culture est de fait contesté même dans son existence. Aujourd'hui sa fonction principale est de soutenir des entreprises sur les marchés de l'audiovisuel, de l'art, du show-bizz, ou même de la lecture sur papier et sur écran. D'ailleurs, certains avec un rien de cynisme (très bel article de Guy Konopnicki dans le Marianne du 7 novembre 2014) conseillent à Fleur Pellegrin de faire disparaître le ministère de la culture au profit d'un secrétariat au commerce culturel.